carnet 21


La Mort...

... faisant office à la fois de serveur stylé et de mets à consommer, s'offre sur un plateau de métal inoxydable, directement sortie du froid ténébreux de l'outer space...
Tandis que de magnifiques lueurs électriques irradient l'arrière-plan du cosmos, elle avance, neuve, impeccable, altière comme la Studebaker Commander Land Cruiser de 1950 avec tous ses chromes.
Et cependant on ne peut vraiment la décrire, on La regarde sans La voir, elle a quelque chose d'imprécis et d'évasif, comme un fantôme sombre.
Elle rayonne pourtant : luxe, ténèbres, éternité.
Le mourant, émacié, dans l'élégance de l'usure physique, tend une main blanche et décharnée comme pour un salut ou un adieu afin de la saisir.
Les vivants autour ne regardent que leur chagrin, ou leur ennui, leurs regrets, leur colère quant aux meilleurs, ou se perdent dans des détails du lit, de la chambre, fil qui dépasse, papier tombé à terre.
Tout se joue entre quelques initiés, Elle et celui ou celle qu'elle va ravir, et le ou les poètes présents.



Et vient le rêve qui tient une charrue...

Il trace un sillon profond dans l'esprit du dormeur
Tandis qu'un étrange personnage vêtu de plumes noires brillantes
Qui ressemble un peu à un marabout d'Afrique
Sauf le costume de hockeyer et la barbichette verte fluo
Les lunettes de soudeur et les morceaux d'assiette cassée
En lévitation autour de sa tête -non pas oiseau alors mais lévite
Venu d'Autriche-Hongrie-
Sème les fascinantes idées qui dérangent
Le ciel orange la terre violette et les arcs-en-ciel qui jouent à se chevaucher
Sont de toute beauté et le dormeur se retourne dans son sommeil comme la terre retournée
Pète un tant soit peu comme autant de petits pois égrenés à la cuisine
Par la grosse servante à quatre tiroirs et un caisson de rangement
De marque Beta achetée d'occasion à Choisy-le-Roi une affaire
Demain matin il se réveillera transformé et ne conservera qu'un souvenir vague
Normal pour un voyage de l'autre côté de l'océan
Une odyssée en terre lointaine et dans le temps aussi à cause de la différence de culture
Là-bas ils n'ont pas de charrue et l'eau est rare
C'est le Moyen Age quel que soit celui que tu as
Ce sont les femmes qui font tout l'travail et en plus en chantant
.....
Mais bon c'est pas l'tout faut maint'nant qu'j'aille au boulot !



Ne me prends pas pour Dieu, Zaza, je ne Le suis pas.
Tu me regardes avec une telle intensité amoureuse...
Je suis juste un être humain qui t'aime et qui te laisse interêtre* avec lui comme l'amour véritable le commande, à condition, bien sûr, de ne pas avoir peur que la frontière du Moi cède.
Mais moi je m'en fous, j'ai toujours adoré les expériences extrêmes, et même si je devenais toi, même si je devenais un chat... Toutefois, je ne sais pas si je regarderais alors les hommes avec amour comme tu me regardes...

*on dit bien interagir



Je n'ai jamais eu honte d'adorer choses et gens, comme l'invisible et l'impondérable, ni de rêver, ni d'être.
L'adoration est ce courant vital qui me lie au monde quand je suis conscient de n'exister que pour une durée limitée.
C'est en adorant que je retrouve l'éternité perdue sur une planète où tout est relatif, où la dualité essentielle du Bien et du Mal rend incertaine toute volonté morale.
Nous sommes les atomes interdépendants d'un organisme complexe qui n'est pas sous notre contrôle et l'adoration est la force qui nous rend rayonnants.



La défenestration à bout portant
La pendaison et l'empalement synchronisés
Avaler du poison pendant qu'on est écartelé
Brûlé vif en perdant tout son sang
Éviscéré les yeux crevés

CRUCIFIE DEVANT UNE FOULE IGNARE !

Abandonné de tous et élevé vers Dieu par là-même
Porté sur le dos des mécréants comme un vaisseau sur les flots de la mer
Et enfin arriver à bon port.



L'art n'a à se prendre ni au sérieux ni à la légère.
L'art est cette particularité d'une oeuvre humaine de quelque nature qu'elle soit, peinture, musique, écrit, composition florale, arrangement vestimentaire, cuisine, etc., qui procure une évidence d'élévation ou de profondeur et de permanence ou d'éternité que l'on ne parvient que difficilement ou pas du tout à expliquer.
C'est un frémissement, une ombre, une vertu, qui s'additionne à ce qui existe normalement et le relie, à mon avis, à la Nature comme s'il en émanait vraisemblablement, procurant de la sorte une impression d'harmonie entre l'artificiel et le sacré, entre l'artificiel et le divin, entre ce qui sort de nos mains maladroites et ce qui est l'oeuvre parfaite du Créateur !
Tout oeuvre d'art est un dialogue difficile entre un individu, le spectateur, et un autre, l'artiste, médium consciencieux au service de quelque chose qui dépasse son être contingent et périssable.
Cette relation n'est pas du ressort de la société. C'est plutôt un contact spontané des âmes, quelque chose d'irréductible à toute volonté, qui s'apparente à l'amour, et témoigne de l'originalité et de la créativité humaine, expressions de la liberté qui est l'ennemi objectif (et pacifique, ce que semblent ne jamais comprendre les politiques) de l'ordre établi.
Le paradoxe de l'art est qu'il se révèle dans une activité normalisée comme l'était à la Renaissance la fabrication sur commande de tableaux pour l'Eglise. Cette grande chose n'a pas de territoire attribué, elle est simplement en plus.
Le concept, mal défini et fragile, n'est apparu dans la culture occidentale qu'à la Renaissance et, victime de son succès, a commencé à se corrompre, c'est-à-dire à être récupéré par la société, dès le milieu du XXe siècle.
En gros (ce qui est bien suffisant pour l'étendue qui se veut courte de mon propos) la peinture de chevalet a paru avoir fait son temps et a commencé à lasser les imbéciles affamés de nouveauté. On y a remédié en instaurant une activité artistique moins précise et plus consensuelle : l'"installation" avec sa justification intellectuelle : l'"art conceptuel", lesquels ensemble constituent le modus vivendi politiquement correct de l'art contemporain. Ce ne sont plus des individus qui produisent et consomment l'art, mais une profession définie : les Artistes (avant on n'était qu'un peintre, un musicien, un écrivain, un cuisinier, une espèce d'artisan XXL, certes de génie, mais c'est tout) et une classe sociale qui fait songer aux anciens amateurs d'art "éclairés", noblesse, intellectuels, mécènes potentiels ou déclarés, auxquels s'efforcent de ressembler tous ceux dans la population qui ont assez d'instruction et d'éducation pour en éprouver le besoin ou l'envie.
Qui a dit : "Des snobs, quoi !" ?
Bref, le populo est largué et, en ce qui me concerne, pas étonné de l'être.

Addendum

L'art est la soupape indispensable de la société, qu'il soit reconnu comme tel ou pas, et, à cet égard, il ne peut pas disparaître. On doit même le retrouver, sans aucun doute, dans l'art institutionnel contemporain dit des "installations". C'est pour cela que tout paraît compliqué. Il peut y avoir de vrais "artistes" au milieu des faux et des oeuvres authentiques dans le capharnaüm de la production ordinaire commanditée par la société de notre époque.
Nous sommes revenus à une sorte de Haut Moyen Age où des effigies grossières, des gris-gris réalisés sans le moindre talent, ornaient les églises de campagne, avec cette différence que l'on ne sait pas trop aujourd'hui où se trouve et quelle est la religion qu'il faudrait soutenir.



La belette son amie, qui faisait partie d'une association d'artistes plasticiens dans la Ville Sinistrée, lui avait proposé de faire une exposition de ses poèmes en les présentant comme des tableaux, avec un accrochage permettant une lecture facile.
Il avait accepté et cela avait du succès. Il se trouvait sur place, ravi, quand il se vit entouré d'un petit nombre d'animaux et d'objets défraîchis qui lui posaient des questions sur son travail.
Depuis combien de temps écrivait-il ? Comment obtenait-il l'inspiration ? Etc., etc., jusqu'à ce qu'une cuillère en plastique bleue plus avisée lui demandât pourquoi il avait recours à cette solution pour être lu.
- "Mais je n'ai pas d'éditeur"- avoua piteusement le lapin.
- "Comment cela, pas d'éditeur ?" s'exclama d'un air gourmé la Reine de Pique qui passait justement par là accompagnée du Dix de Trèfle, son âme damnée.
Un peu inquiet le lapin répondit :
- "Ils ne veulent pas me publier, ils disent que c'en est fini de tout ce qui est écrit en phrases correctes, et plus encore des textes qui ont une cohérence, une signification d'ensemble, comme les essais, la philosophie, et même la poésie."
- "Grand Dieu !" s'écria la Reine.
- "Ils disent qu'il ne faut plus écrire qu'en SMS, faire des films, des vidéos. Un mot seulement, comme légende d'une photo, ou d'un dessin, c'est tout ce qu'ils acceptent. Ils m'ont conseillé de faire du rap, c'est ce qu'il y a de plus intellectuel."
- "Ils n'ont sans doute pas tout à fait tort !" lança la belette qui, ayant aperçu la Reine, s'était approchée et avait voulu prendre part à la conversation.
- "Mais que dites-vous là, ma chère ?" dit le Dix de Trèfle.
- "Plus personne ne lit, ne l'avez-vous pas remarqué ? C'est à cause de la télévision. Dans le Pays-Qui-N'a-Pas-De-Nom, ils ont fait une étude qui a démontré que la télévision détruit la capacité de concentration. Les enfants qui la regardent plus d'une heure par jour ne peuvent plus exercer leur attention que quelques minutes en continu à l'école. Ils deviennent ainsi incapables de lire, et encore moins d'aimer la lecture qui requiert forcément une attention prolongée."
Sans s'en rendre compte la belette venait de se faire un ennemi. Le Dix de trèfle détestait passer pour un ignorant.
- "Mais est-ce bien avéré ?" fit-il en prenant son air le plus dédaigneux.
- "Mais c'est exquis !" fit la Reine qui, entre-temps, s'était approché du mur et avait commencé à lire un des textes encadrés.
- "Hein, quoi ?!" lança un godillot qui voulait se donner le genre Van Gogh et ne sortait qu'accompagné d'une vieille chaise paillée.
Aussitôt toute l'assistance se rapprocha pour savoir ce qui se passait. Le lapin avait sorti compulsivement une carotte de sa poche et la croquait pour se donner du courage. La belette était aux anges, elle sentait que son exposition allait avoir du retentissement.
Malgré la pluie et la toxicité de l'air qui obligeait à porter un masque à gaz c'était une belle journée.



Samedi soir


Les petits jeunes gens qui sèment des cailloux pour retrouver leur chemin quand ils vont en boîte ne le retrouvent pas.
Au bar, dans la pénombre, ils prennent trop de consommations, et avalent aux toilettes des pilules d'ecstasy qui les mettent à genoux.
Une heure environ avant l'aube survient le Grand Samouraï Implacable qui leur tranche la tête d'un coup de sabre pour parfaire irrémédiablement leur pénible et répugnant sepuku.
Pour les jeunes filles c'est différent.
D'abord, elles ne sortent pas de chez elles le coeur léger. Leur mère baignant dans son sang agonise dans la cuisine et elles le savent.
Ravissantes et parées de leurs plus beaux atours, collier de capsules de Coca-Cola, noir tee-shirt sculptant les seins et jean taille basse laissant voir la ceinture d'un string et le commencement du sillon des fesses, elles sont, en réalité des employées des Pompes Funèbres qui comptent les têtes de mort des gens qu'elles croisent.
En groupes de trois ou quatre, si elles rient bruyamment en se trémoussant comme des marionnettes, c'est bien pour que personne ne le sache.
Un tampon périodique usagé leur sert malgré tout de mouchoir pour recueillir les pleurs de leurs amoureux, d'urne lacrymatoire.



Pauvres de nous !
Alors que la vie normale est une sorte de merveilleuse machine à extase, nous nous employons avec acharnement à souffrir, à nous déchirer, incapable de nous abandonner à notre destin naturel, et ce ne sont pas les plus forts parmi nous qui mettent le plus d'énergie dans cette entreprise : ce sont les faibles, ceux dont la blessure ne guérit pas, les sombres, les malheureux, dont le désespoir alimente sans fin l'amour du malheur !
Nous recherchons la pitié d'autrui pour éprouver la morbide satisfaction d'être reconnu comme victime et non pas comme le coupable que nous craignons d'être, en entraînant ainsi d'ailleurs dans la noyade celui ou celle qui se montre trop compatissant.
Quand nous sommes aimés par quelqu'un qui se trouve encore sur la berge et qui nous demande de revenir, si nous n'arrivons pas à le convaincre de se noyer avec nous, nous décrétons qu'il ne nous aime pas.



Nous pouvons mépriser les animaux tant que nous voulons, ils ont sur nous une supériorité incontestable : ils ne souffrent jamais d'un sentiment de culpabilité existentielle. (Enfin, pour ceux qu'on dit « domestiques », tant que nous ne les avons pas abimés par notre méchanceté, notre violence).
C'est ce qui fait la différence, avec les chats entre autres, qui leur permet de nous regarder souvent avec une impavidité que certains d'entre nous détestent, cette fière assurance qui abolit d'un seul coup notre conviction d'être « supérieurs ».
Il n'y a de sa part -je parle de mon chat- ni arrogance ni servilité, ni irrespect ni subordination, juste la paisible certitude de partager avec moi le même monde, ni moins beau, ni moins grand, ni moins intéressant, ni moins confortable.
Pour lui, qui est dans la main de Dieu, j'y suis aussi.
C'est là seulement (peut-être, peut-être pas) qu'il se trompe.



Monsieur Loyal

Je voudrais remercier ici, bien avant l'heure, tant que cela demeure possible, tous ceux qui ont participé, de près ou de loin, à la fabuleuse représentation de ce qui a été mon existence...
… le lion, le nain de service, et le protocolaire monsieur Loyal
Je les vois tous me faisant face en rangs serrés comme une armée, divers, cosmopolites, innombrables...
Hommes, Femmes, Enfants, vivants ou morts, morts-nés, fœtus, monstres divers...
Les mâles, les femelles, les ambigus, et ceux dont la déroute est évidente...
Grands, beaux, petits, laids, tous merveilleux et indispensables...
Régisseurs, Techniciens, Acrobates, Danseurs et Danseuses, Etoiles, Petits Rats, etc....
Leurs chemises à jabot, leurs robes de dentelle, leurs uniformes de scouts, leurs caleçons rayés, leurs chapeaux et leurs souliers, leurs cravates et leurs ceintures...
Mon père, ma mère, mes soeurs, le frère que je n'ai pas eu, le fils aussi...
Tonton, Tata, mon Cousin...
Tous les habitants du quartier de mon enfance, alors là oui un véritable cirque, avec sa femme à barbe, son homme-tronc, le fils injustement méprisé de la femme-poisson, Aristide Bruant et Fréhel pour raconter leurs vies...
Les uns, les autres, Pierre, Paul, Jacques, leurs amis, leurs ennemis...
… le lion, le nain de service, et le protocolaire monsieur Loyal
Tous souriants, surtout les morts...
Ravis d'avoir participé à la grande farce...
Enfin réunis, le rideau et les masques tombés, redevenus civils, civilisés, enfin disponibles pour parler d'autre chose, pour enfin...
Etre soi-même !



Le chat, c'est connu, est un animal dit « crépusculaire », un chasseur qui s'accomplit le mieux aux instants qui précèdent l'aube et à ceux qui préparent la nuit.
Si, d'aventure, vous entretenez une solide amitié avec un chat, voire de l'amour, ou, mieux encore, comme c'est ma chance, avec une famille de chats -dans mon cas, la mère, un fils et deux filles-, et si encore, agréable privilège, vous disposez d'un jardin, d'un terrain, d'un parc, offrez-vous le plaisir de le(s) accompagner, à cette heure un peu étrange qu'il(s) vénère(nt), au crépuscule, entre chien et loup, quand les ombres grandissent jusqu'à tout envahir, le ciel et la terre, tout posséder, et que nous, les humains devenons incapables de rien voir (sinon, à la place de la brouette renversée, un ennemi coupé en deux qui tend les bras, désespéré) et sentez alors, de votre chat qui, lui, continue à voir clair, la magnifique et lucide exaltation, et l'immense beauté heureuse des désirs...



Avec la démographie « galopante », le nombre de cons augmente chaque jour. Et avec le règne de l'argent et des média de masse comme la télévision, les cons se perfectionnent toujours davantage.
Parce qu'ils sont la cible privilégiée des publicitaires et des producteurs d'émissions, la connerie majoritaire devient aussi prioritaire. Elle domine tout.
A peuple de cons gouvernement de cons. Les élites s'adaptent et, tout en conservant leur supériorité, se révèlent aussi cons que ceux qui les élisent.
La connerie générale aboutit à un effondrement des valeurs humaines traditionnelles, et ceci touche les gens intelligents, peu nombreux, qui, sous la pression, s'ils ne deviennent pas cons à leur tour, sombrent dans l'immoralité et la perversion.
Le travail se perd et l'art également qui en est la branche la plus haute.
Il ne reste rien, que connerie et stupeur générale, associées à la rapine, au viol, au mensonge, et au meurtre.
Les présidents mettent des talonnettes, ce qui veut tout dire.
Etant donné que le climat en même temps se dérègle, victime de la connerie humaine et du manque de volonté, on peut imaginer que l'avenir sera encore pire que prévu.
Moi, je m'en fous, j'ai soixante-six ans, et l'essentiel de ma vie, sinon le meilleur, est derrière moi.
Quoique...



Je ne pense pas que Dieu se soucie des péripéties. Seuls le point de départ et le point d'arrivée ont de l'importance. Autrement dit, faites toutes les conneries que vous voulez -ça, je sais que vous le savez déjà- mais ne perdez pas de vue votre destination.



La fierté est ce noble sentiment, cette disposition d'esprit rare et particulière, qui interdit de réclamer plus de deux fois à autrui même ce qui est indispensable et parfois vital -« dussè-je en crever ! »- et je suis convaincu, je suis persuadé... je suis sûr et certain, que Dieu la regarde aussi avec sympathie car, Lui-même, comme le Christ d'ailleurs nous l'assure, n'exauce-t-Il pas toute véritable prière avant même qu'elle soit prononcée ?!



Comme grimpe à un fil de la Vierge en un éclair l'acrobate insigne porteur de toutes les couleurs du cirque la lumière
A présent je comprends et je vis !



Et toi, beau papillon, j'espère que tu reviendras, attiré par ma lumière...


« Alors, » leur dit le poète, « je me vis en étrange machine lumineuse, un extraordinaire système dense de lueurs diversement colorées tournant autour d'un centre plus important qui était moi, en somme une espèce de système planétaire, et même cosmique, en réduction.
Chacun des éléments lumineux, des « planètes », était ou un sentiment, ou un acte, ou une sensation, ou une pensée, qui, à un moment donné de mon passé, m'avait appartenu, et il flottait autour de moi, faisant partie de ce système dont la cohésion était assurée par une force gravitationnelle globale.
Mais le plus intéressant était que toutes ces sphères, ces « étoiles », avaient une valeur positive, même celles, innombrables -oui, vraiment très nombreuses-, qui, à l'instant de leur création avaient semblé néfastes, perverses, et même mauvaises...
Ainsi, par exemple, telle ancienne réticence, tel désaveu, qui avait paru jadis ne pas avoir lieu d'exister, exprimait à présent, tournant sur son orbite éternelle, une affection fondamentale, profondément justifiée, et telle peur révélant un espoir autrefois inconnu, secret, avait été nécessaire. Tout avait procédé du même Bien ! Et tout avait été, contrairement à ce que j'avais pu croire jadis, indispensable.
Tout était en équilibre et tout était harmonieux, vivant autour de ce centre palpitant, un peu plus gros, plus important, soleil que je savais être plus précisément moi et qui régissait la totalité.
Et je tournais sur moi-même, heureux, en paix, microcosme révélé, littéralement rayonnant, dans ma vie enfin élucidée ! »



Tout ce que le monde extérieur comporte d'étrange, de surprenant, d'inexplicable, je dois le comprendre (saisir, prendre avec moi), c'est l'impératif catégorique de l'intelligence, même si l'intelligence suprême impose d'accepter le mystère global, le mystère inhérent à toute chose, celui de l'être en soi dont nous faisons nous-mêmes partie ce qui rend impossible qu'on le définisse.
L'ignorance est donc bien la source de toutes les peurs et non l'échappatoire, le refuge, que les plus faibles, n'est-ce pas, N., se condamnant ainsi à l'idiotie, veulent y voir.
Quand je pense que, par amour de toi, empreinte empathique, j'ai pu effectivement ressentir -brièvement- la même peur en regardant les yeux des chats, comme si les monstres imaginaires irréductiblement étrangers des films d'épouvante, dotés des mêmes magnifiques prunelles presque fluorescentes et des mêmes pupilles verticales, étaient antérieurs à ces animaux et plus vrais et non l'inverse : que les chats sont constitutifs de la réalité et inévitables, obligatoirement familiers à moins d'être un imbécile, oui, tu as bien lu : familiers, c'est-à-dire "habituels", mais aussi "faisant partie de la famille" !



Place du Caquet 2


Ici, place du Caquet, en lieu et place de l'océan, j'ai le bruyant ressac des rames de métro,
Dans cet étrange ensemble architectural que nous devons à un certain et douteux Guy Naizot, urbaniste.
J'ai connu à Saint-Denis un philosophe tondeur de chiens, mais seulement de renom celui-là, ennemi déclaré du genre humain.
Comment ne pourrait-on pas l'être lorsque l'on considère comme lui que la première basilique gothique de France est un "monument de l'obscurité" !
Confondant manifestement église et religion, dogme et spiritualité, ou prison et cellule, ce qui devrait ne pas laisser d'étonner un communiste !
(Alors que Dieu, comme le savait très bien le peuple bâtisseur des cathédrales, est Lumière, et l'art gothique l'adoration de Celle-ci !)
Comme il l'a voulu, monuments de clarté sans doute, il y a ici des appartements d'où l'on peut apercevoir jusqu'aux caries dentaires du voisin assis sur la lunette des chiottes, Et, réciproquement, celui-ci peut regarder les vôtres - vos chiottes, vos caries- dans le blanc des yeux !
Avec l'esprit communautaire qui règne ici par les sortilèges sociologiques de l'ostracisme et de la non-intégration, je vous laisse imaginer ce que cela peut donner.
Certes, pas autant qu'on pourrait le craindre, grâce en soit rendue à Dieu qui a fait l'homme bon en abandonnant à la société le soin de faire mauvais l'architecte.
Je ne fais pas d'ironie, je le crois vraiment, et cela a été démontré quoique certains en doutent.
Les garçons qui jouent tous les soirs au poker jusqu'à deux heures du matin autour d'une table qu'ils ont apportée sous la fenêtre de ma chambre
En haut de l'escalier près de la passerelle sous l'éclairage municipal et qui hurlent régulièrement comme des loups pour agrémenter le jeu ne sont pas méchants.
D'ailleurs, parfois nous nous parlons.
Ils sont simplement fous et c'est compréhensible.
Il suffit d'habiter ici pour le devenir plus ou moins rapidement, plus ou moins douloureusement.
Ou bien il faut être un saint,
Un qui marche en portant sa tête coupée dans ses bras comme Saint Denis.



Penchant mystique


J'ai voulu alléger le fardeau que Dieu portait.
Vous croyez que je suis fou ?
Un étrange mélange de banale illusion et de vérité supérieure explique cela.
D'abord ma mère fut Dieu pour moi et son chagrin Son Chagrin.
Puis un jour de mon enfance en effet j'ai vu le destin et la souffrance universels confondus.
J'ai vu l'humanité ramper sur la roue fatidique, les corps se tordre et j'ai entendu les déchirants sanglots.
A quoi bon ressembler aux autres, à ces suppliciés en quête d'eux-mêmes, en quête de rien ?
Je savais cela d'emblée.

Toi, entends cette question comme si ta propre conscience, ton esprit, toi-même, la posait :
« Après quoi cours-tu ? »
Et « Quelle forme a pour toi le bonheur ?
Peux-tu vraiment l'atteindre ? »

Mon père voulait ma mort, ma mère espérait toujours faire la volonté de mon père, et moi, j'aimais ma mère comme Dieu.
Enfant, à chaque fois qu'il aurait fallu se défendre je me rendais, et, menacé de mort, je croyais entendre la musique des anges.
Me sacrifier, me perdre, me détruire, était le jardin des Délices.
Et cela, un jour, me fit rencontrer Dieu.

(Je compris que Dieu est pardon, et que le mérite est une notion humaine.
Dieu ne voit, je suppose, que les cœurs.
Soyez authentique, assumez-vous, c'est tout ce qui compte.
Tout vous sera pardonné.)

Le fait de séjourner dans la Vallée des Larmes ne m'oblige pas à pleurer.
Je ne vois autour de moi que des fous qui courent à leur perte.
J'ai longtemps essayé en vain de les en dissuader.
Ils ne m'écoutent pas.

Il ne me manquait que de savoir m'y reconnaître dans ma propre vie.
Celle des autres je la voyais clairement : souffrance et amour de la souffrance.
Moi non, mais pourquoi ?
Parfois je me suis dit : « Je suis le seul qui croit en Dieu ! »
Ce qui est sûr : en un Dieu qui est l'envers tout entier du décor, un Dieu qui ne se conçoit pas humainement... Quelle splendeur !
Un Dieu qui consume tout, qui ne laisse aucune cendre !
Si vous croyez en Lui il ne reste plus rien. Vous ne savez même plus nouer vos lacets. Et, bien sûr, encore moins tirer dessus pour vous envoler !
Un étranger pour les autres...
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Quelle étonnante merveille que ce nuage
Gigantesque
Qui dérive dans le bleu du ciel au-dessus de moi
(Moi si sûre moisissure)
Perpendiculairement à la place du Caquet.
C'est une plume blanche tombée du grand oiseau-univers
Plume d'argent au duvet presque transparent frisonnée au fer
Tension nerveuse de la lumière
Quelque chose d'absolument « moderne » qui avance seule comme une armée en marche
Et dont la sublime musique insaisissable pour l'oreille humaine peut toutefois être regardée.



Portrait d'une humanité en proie à toutes les affres du désespoir, une humanité affreuse...
Dont que à laquelle je fus mêlé
Du sang de la sueur du sperme et des larmes
Allons zenfants de la folie
Et de la pornographie
Et de la zoophilie
Et de la politique
Ah la politique la pire des choses !
C'est comme si la jurisprudence familiale passait avant la récitation d'une berceuse pour témoigner de l'amour à ses enfants
Ce qui est souvent le cas
Comme si l'arithmétique remplaçait la poésie
Comme si les pommes de terre remplaçaient le beurre
Comme si la masturbation remplaçait le coït...

Dans l'altière statue équestre du Condottiere
A l'intérieur de l'enveloppe creuse et obscure de bronze
Grouille tout un peuple de cafards
Une mer un océan impatient qui doit se répandre
Tout recouvrir de son immonde flot noir frémissant
Tout recouvrir et tout conquérir
Tandis que son papa crispé sur ses éperons toise le monde de son regard vide...

Allez voter mes frères
Allez secouer vos mandibules
Moi j'ai été enculé tout petit disons que je suis guéri
Je n'ai aucune envie de recommencer...
Il y a toujours un moment où le vécu ne peut pas se transmettre rationnellement
Un moment où il faut recourir à la Littérature...
Et c'est ce que je fais.



Ce n'est pas le ptérodactyle de suie dont j'ai parlé, jadis, mais bien celui de sang, le ptérodactyle de ma mère, de mon enfance, qui battait des ailes, ses ailes de sang, dans la nuit noire d'Hiracklion, où toi et moi ne formions déjà plus le couple choisi par Dieu que nous avions été...
Au bas de la rue menant au port, l'insuffisante lumière d'un groupe électrogène soulignait la misère du restaurant... Comme tout se répétait, se superposait, s'effaçait... palimpseste cent fois réécrit, mais là (maintenant je m'en rends compte), j'allais devoir signer avec mon sang...
Avant, dans ce même lieu, j'étais venu avec J., puis une autre année avec T., un copain, et puis une autre année encore avec un beau mannequin blond, une allemande dont j'ai oublié le nom. J'avais rêvé de la suivre et de vivre avec elle.
Moi que l'inconscience avait mené jusque-là c'en était fini de mes triomphes. Pas question d'ajouter ton trophée à ma collection. Et d'ailleurs comment avais-je pu croire cela possible, avec tout l'amour que je te portais ? J'étais bel et bien blessé, gravement, et j'essayais de faire bonne figure tout en perdant mon sang...
Tu semblais ne te rendre compte de rien, ni de ce qui m'arrivait, ni des ombres du passé qui nous entouraient, ni de toi-même. La triste lumière laissait dans le décor des trous sombres qui parfois, à cause du vent, nous engloutissaient.
Je ne sais pas comment j'ai pu croire, depuis tant d'années, qu'il y avait encore ce soir-là une solution, une solution qui m'eût échappé, et continuer ainsi à souffrir.
Tout était décalé. Tu étais présente mais à côté de ton image, comme sur une photo floue, et probablement qu'il en était de même pour moi, ce que j'ignore.
Non, j'appuyais de toutes mes forces sur ma blessure pour arrêter le sang. Je souriais. J'essayais de croire que nous existions, que nous avions grimpé l'escalier jusqu'à cette marche, et non pas que nous étions tombés de plus haut.
A partir de ce soir-là il n'y eut plus rien entre nous, que des simulacres.

Adressé à L



Dieu entend les prières sincères et légitimes, qui sont rarement celles que nous-mêmes considérons comme telles.
stylet



Je garde en mémoire des mondes disparus, ronds comme des planètes, avec leurs lois spécifiques, leur histoire unique, leurs habitants nombreux et divers, leurs images, icônes parlant à l'âme, inoubliables.
Et je les vois souvent passer, un bref instant, comme si je regardais par une porte entrouverte et qui, vite, se referme : un immeuble, un passant vêtu d'un manteau sombre, portant un chapeau, le bout de sa chaussure, pendant que sa silhouette occulte la lumière.
Et puis les odeurs, les parfums infinis plus vastes que l'espace, où s'enfoncer et se perdre.
Je passe ainsi, par le biais d'un parfum, de cette ville brièvement entr'aperçue, en 1930, à une campagne ancienne, riche, mystérieuse, où j'ai comme animal de compagnie, moi jeune homme, un sanglier qui me précède sur un sentier de la forêt.
D'où me viennent ces souvenirs, cette étrange mémoire, qui me fait propriétaire de tous ces mondes ? J'en connais tout, les secrets des femmes, et l'esprit des choses, de la pierre, de la plante, et de tout ce qui vit.
Je les aime plus que moi-même, surtout les animaux : le poil, la plume, l'écaille, chaud, tiède, froide, comme ma propre peau, ma propre vie.
Ce sont eux les dépositaires de l'espoir et du bonheur. Ils contiennent notre rédemption.
Plus proche d'eux quand j'étais vêtu de cuir, la plume au béret, allant à la chasse avec mon arc, qu'aujourd'hui.
Parfois ils me terrassaient, grâce en soit rendue à Dieu !



Les vrais enjeux ne sont pas visibles. Ce qui se passe ici-bas n'est que la partie émergée de l'iceberg, mais un iceberg qui a la tête en bas, et dont la partie secrète, la plus importante, demeure cachée au-dessus, dans le ciel.
Toute l'agitation des petits hommes que nous sommes est déterminée ainsi, par l'ensemble des impératifs occultes qui resplendissent invisiblement au-dessus de nous.
Heureusement ils peuvent constituer l'excuse des errements inexplicables, des échecs apparemment sans raison, qu'il est cependant de notre devoir d'élucider un jour.
Alors ce qui était inconnu et celé cesse de l'être et la lumière supérieure descend, envahit toute la pyramide, la pyramide inversée, le triangle tourné vers la terre dont je suis la pointe.



Je suis d'accord avec B. qui ne s'intéressait pas beaucoup aux rêves. Dès qu'on focalise dessus, on s'interrompt. Mais ils ont l'avantage de résumer au mieux les étapes, la situation.
Découvrir avec consternation que la porte de la chambre où je suis avec elle (N) durant la nuit ne ferme pas, ne peut pas fermer quoi que je fasse (drôle de porte), réveiller indûment quelqu'un en essayant d'y remédier, puis, au matin me retrouver avec surprise dans un vaste dortoir, toujours en sa compagnie (N) mais aussi avec beaucoup de monde, et le sempiternel problème de devoir retrouver le chemin de la (notre) maison, exprimer des regrets, ou plutôt estimer avoir des réclamations à faire, par rapport à l'exil des vingt dernières années, en réalisant aussitôt que c'est infondé, apercevoir, à ce sujet, tout en bas en regardant par la fenêtre, H. qui, lui, prend un taxi précisément pour rentrer chez lui, satisfait, bien habillé, quoique accompagné d'un cochon bien vivant, et puis me réveiller pour de bon en songeant à B., qui, elle, réussissait, pour vivre, à faire une espèce de commerce improbable de... dragons(!), avec un profit modeste, des plus mérités, et en toute discrétion, c'est vraiment obtenir la photo, l'instantané de mes soucis, avec les explications utiles et l'assurance que j'ai à peu près compris et que je n'ai pas tort par rapport à N, ce qui me préoccupait beaucoup, et enfin espérer que je puisse m'en sortir.



Il va sans dire que le fait d'être un sauvage, vivant à l'écart des autres, fuyant leur contact, l'épiderme chatouilleux, se sentant constamment provoqué, harcelé, obligé de se défendre, n'a rien d'agréable, en particulier lorsqu'on rencontre quelqu'un d'ingénu ou de stupide -la frontière est poreuse- incapable d'imaginer cela possible, ce qui, précisément, suffit à vous entretenir dans cet état.
(C'est comme ça que je suis.)
Je ne crois pas que la raison qui fait passer Alceste pour un misanthrope soit le dégoût qu'il ressent à observer ses semblables. Non, c'est parce que ses semblables ne peuvent pas imaginer qu'il soit différent d'eux. (Notez-le bien, c'est un tabou !)
Alceste veut de la considération¹, pas celle qui s'obtient par la naissance, la fortune, ou le mérite, après qu'on soit connu et reconnu, il veut une considération préalable, celle qu'il accorde lui-même d'emblée aux autres, et que ceux-ci, trop occupés sans doute d'eux-mêmes, ou s'en croyant eux-mêmes indignes, ne lui accordent pas.
Vous aurez compris que je parle surtout de moi (mais j'aime bien Alceste, et Jean-Jacques Rousseau l'aimait bien aussi.)
Cette considération lui permettrait de s'exprimer vraiment, comme avec ceux qu'on aime, et c'est là que se situe son problème : il aime trop ses semblables.
Les aimant, il ne peut pas les voir comme eux se voient, comme un troupeau, et s'attend toujours, lors d'une rencontre, à quelque singularité admirable, quelque chose d'exceptionnel au moins au sens littéral : un individu unique.
Mais la règle en société consiste à faire comme si tout le monde était pareil, avant de se déboutonner radicalement dans l'intimité et de se répandre. Le sourire de façade n'est là que pour dissimuler le malaise probable, et, s'il y a attirance particulière, ce n'est que l'intuition, l'espoir, ou le désir, de pouvoir partager les mêmes secrets honteux.
S'attendre de la part d'autrui à une rencontre avec un autre fils ou fille de Dieu, quelle insupportable prétention !
D'ailleurs, qui a jamais cru en Dieu !
(Ma grande sœur m'appelle "de Blanquet").

1 Vx. Action d'examiner avec attention. Mod. Etre digne de considération. (Grand Robert)



Souvenirs¹


Même si l'on était parfait, et c'est loin, très loin d'être facile, la vie ne serait encore qu'un point de côté, une souffrance pour le coureur, une douleur pour accompagner les autres... Franchement j'ai cru pouvoir y arriver... je veux dire : à la paix, au bonheur, pire encore : à l'extase... Dieu sait ce que je cherchais ! Et que je n'ai pas trouvé !
C'est le moment de se poser les vraies questions, celles qui gisent quelque part avant la naissance ou par-delà la mort, les questions d'outre-cerveau, d'outre-tombe, les questions outrées qu'on pose en tant que squelette, ayant tous les droits, toutes les audaces, au-dessus de l'humanité, les questions de l'âme elle-même, de Dieu S'interrogeant sur Ses propres crimes hypothétiques : Suis-Je vraiment Le Parfait ?
L'univers est-il vraiment infini ou un peu courbe ? Le signal, peut-il revenir, ou est-il perdu à jamais ?
Le cadavre tout frais à la morgue, dans son tiroir, peut-il se toucher l'oeil avec la langue ? Peut-il vraiment rompre le pacte ? Staline est-il mort ?
Quand toutes les images de toute la vie se télescopent, les couchers de soleil au cinéma et les tempêtes de neige à Tahiti, la main de ma soeur se faufilant comme une souris verte dans le palais de mon enfance et les beaux seins de Marylin crevant la une de France-Soir et l'horizon du prisonnier number Five, diaporama accéléré foulé aux pieds, sur le tas de fumier de la ferme ancestrale par le cheval de grand-mère, comme la vigne du monde dans la cuve de la colère de Dieu, va-t-il falloir mourir ou est-ce le signal de la transmutation ? D'ailleurs c'est la même chose, n'est-ce pas ?
Est-ce que j'ai peur parce que je suis à l'orée de l'immortalité ?
En tous cas, je n'ai plus peur d'être fou, car cette peur-là ne me servait à rien. Maintenant je peux le dire : j'ai aimé le fils du libraire. J'ai adoré, je me le rappelle, sa veste à martingale. C'était dans les années cinquante, autant dire que ça n'a jamais existé. A cette époque, tout était art, culture, raffinement, connaissance, parce que j'apprenais, et dans un monde tout neuf, lavé par la guerre. On (c'est-à-dire "ils" en fait, pas moi) avait expié ! On pouvait y croire. Aller aux Buttes-Chaumont était comme aller au Paradis. Il y avait de l'herbe, des arbres, de l'air à respirer, entre gens de bonne compagnie, mères de familles, enfants joyeux, messieurs en bras de chemise, tous absous et pardonnés, ou morts, acquittés de leurs devoirs et de leur dette.
Heures impeccables !
Tandis que le capitaine Nemo, avec son monocle et sa pipe, derrière la rambarde de cuivre, invisible pour tous sauf moi, flottait un peu dans les airs, surveillant tout ce beau monde...
C'était l'été, un été permanent.
On buvait du Pernod en se passant des glaçons sur le front. On se mettait un mouchoir noué aux quatre coins sur la tête.
Putain ! J'allais pouvoir partir en vacances toutes les prochaines années, durant les mois d'été torrides, en prenant la nationale 7, et les femmes ne se rasaient pas les jambes !
Je me branlais fiévreusement dans les cabinets.
Je portais des culottes courtes.
Aujourd'hui je les regrette, aussi, parfois, je mets un "short".
Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, je n'ai pas de plus beau rêve, et de rêve plus impossible, que de me retirer dans un beau village de Provence haut-perché, plus près du ciel, plus près de Dieu. Un village sur un piton rocheux, qu'on aperçoit d'en bas, se découpant sur le ciel bleu.
Les vieux messieurs ne sont que des enfants qui ont pris du poids, des enfants confits (en eux-mêmes) et déconfits. Le problème est qu'ils ne s'en rendent pas compte. Je ne fais pas beaucoup exception à la règle.
Ah oui, marcher là-haut, dans la carte postale, en chemise à manches courtes, le front baigné par un vent tiède et caressant, en faisant semblant d'être sérieux, comme tout promis à la mort, sans impatience...
Si vous saviez, comme nous, les vieillards, la beauté de ce monde...
Pendant que vous le détruisez, nous nous souvenons. Comme les prières au Moyen-Age, peut-être cela a-t-il une action, un effet concret ? Nos regrets font grincer les portes, et vous paralysent un peu. C'est ce que nous souhaitons, et la connivence autour de cet espoir existe bien entre les vieux. C'est leur façon de se faire pardonner le mal qu'ils ont fait. A présent, ils sont sur l'autre plateau de la balance... les ennemis des "djeunzs", oui, peut-être... non, surtout les ennemis de ceux qui n'ont pas compris !

¹ Titre déposé.



Le beau cerceau de bois magique et protecteur de mon enfance
Qui transformait l'étreinte amoureuse fortuite en union mystique prédestinée
Avec la rieuse fillette encore en pantalons bouffants et crinoline ¹
S'en alla un jour roula dévala la pente
Moi courant derrière lui comme un dératé un pauvre fou
Voué de toute éternité à faire le tour du globe
Mais en passant par la face inconnue la face obscure
Où s'étend infiniment le royaume des ombres de la Mort...

C'était à cause du lourd secret que portait ma mère
Un secret qui me désavouait jusqu'à la fibre la plus intime
Faisait de moi le pire scélérat le fils indigne
M'excluant de tout et surtout de moi-même...

J'ai nagé un temps dans la mer aux côtés du Léviathan
Me prenant pour lui dans la crainte du jugement de Dieu
J'ai enduit de graisse fine les montants de la guillotine
Ami et confident du bourreau comme des condamnés
Souffrant des mêmes horribles démangeaisons causées par les morsures des poux
Des puces des punaises et des noires araignées
Qui passant par les fosses nasales pondent leurs oeufs la nuit dans le cerveau
J'ai accouché des monstres dont la vue rend stérile et chéri leurs petits
J'ai joué avec ma bave et mes excréments...

Et me voilà devant vous natif régénéré intact frémissant plein de vie joyeux et pardonné.

¹ J'éprouvais, dans mon enfance, des choses si merveilleuses, que, soixante années plus tard, j'y pense toujours encore, avec autant d'émerveillement. Par exemple, cette vision d'un amour aussi mystique que charnel, pour une fillette de mon âge qui m'avait souri et qui, emprisonnée avec moi dans mon cerceau, continuait à le faire.
Tandis que mon esprit se voyait emporté vers Dieu, une lumière étincelante l'environna, qui, ensuite, avec chaque femme aimée, ne s'est jamais vraiment éteinte.



Matalla
Dans une autre vie, je suis né en Crète, il y a deux, peut-être trois mille ans (lorsque cela se mesure, une heure, un millénaire, pour moi c'est pareil), non loin d'une petite plage de sable fin enserrée, au nord, entre des falaises obliques enfoncées dans la mer comme les côtes d'un géant, un Titan vaincu par Zeus, et qui, abattu là à jamais, se pétrifia lentement, et, au sud, des collines, gaies et rondes comme les seins d'une femme, en un temps plus grand, plus solennel, un temps régi par les passages de comètes, quand les dieux prenaient souvent, pour se distraire, l'apparence d'hommes...
(Voilà la raison, sans doute, pour laquelle le peuple crétois, et plus largement, le peuple grec, connaissant depuis toujours ce risque de méprise, témoignent au voyageur un respect qui ne peut paraître qu'extraordinaire à un pauvre démocrate français "rompu" -c'est le cas de le dire- au mépris égalitaire de son idéologie propre. Et pour un jeune poète comme je l'étais, incompris dans sa propre cour, sa rue, et son pays, quelle fontaine de Jouvence !)
...............



Je détiens le pouvoir suprême, oui je suis l'homme le plus puissant de la terre, qu'aucun autre ne peut vaincre, plus qu'un roi, presque un dieu, je possède le pouvoir de pardonner pour le plaisir, et d'aimer sans autre raison que la joie qui est en moi !
Je suis comme Dieu m'a fait, peu importe le reste, peu importe ce que j'en pense, il n'y a qu'à l'accepter !
Bien sûr, il faut avoir beaucoup souffert pour en arriver là, et d'autant plus souffert que l'on a cherché ardemment ce bonheur nécessaire. Tout le reste était frappé au coin de la falsification, de l'inauthentique, et de la mort.
Il vous tombe dessus un jour comme une pluie d'été tiède et parfumée, la pluie miraculeuse dans le désert.
Aime ton prochain comme toi-même !



C'était avant que je ne meure...
mais je ne le savais pas encore -la vie n'avait pas de fin- ...

Un soir jadis en vacances dans le Cantal... jeune Alexandre
Je suis monté sur un cheval de trait une créature colossale
J'avais cinq ans Pour l'enfourcher on me fit d'abord escalader le mur de pierres du jardin¹
Hiératique il attendait sur la route en contrebas de l'autre côté
Surgi du Panthéon divin universel avec sa puissance majestueuse
D'extraordinaires fanons comme les jambières des sauvages d'Afrique
Un dos large comme une plaine une impavidité de géant pacifique
C'est là que j'ai compris définitivement la signification de ce mot (pour être pacifique il faut être fort)
Oui c'était vraiment comme de chevaucher un dieu
D'ailleurs je chantai dans (la chapelle de) ma tête
Dieu moi-même car je sentais dans mon dos les seins de ma blonde et dorée adorée demi-sœur perverse assise derrière moi
Dans l'obscurité je ne devrais peut-être pas le dire j'eus une érection et un orgasme presque instantané

... avant que je ne doive un jour probablement mourir et aujourd'hui je me souviens.

¹ En apparence c'était un potager. Il fournissait la famille (étrange famille disparate) en carottes, petits pois, salades, pommes de terre, etc. Mais c'était aussi un jardin de sorcière et c'est celui-là dont je me souviens exclusivement.
Il était petit et le sol n'en était pas plat mais bossué, ondulant, avec des pentes si abruptes qu'elles ressemblaient plutôt à des murs qui pouvaient, l'instant d'après, avoir disparu. On ne pouvait y circuler que comme dans un labyrinthe. Je ne me souviens y être entré que le soir et la nuit.
Des cloches de verre salies, abritant de secrètes chaleurs et transmutations, parsemaient les plate-bandes en émettant d'étranges lueurs, intérieures peut-être ou reflets de la lune. Et toujours un essaim de lucioles surgi de nulle part, se mettait à tournoyer dans l'espace, magique, extraordinairement beau.
Dans sa poursuite je m'enivrais de leur danse, comme des formes mouvantes du jardin, pris dans un tourbillon de mirages et d'incessantes révélations.
Malgré la fraîcheur nocturne aiguisant tous les verts et sombres parfums de ce lieu fabuleux, j'étais en nage et essoufflé, et je comprenais précocement que la vie passée et les histoires des âmes disparues ne cessent jamais.



Aux petits raisonneurs à la Descartes...

Je ne suis pas sûr que Dieu existe !
Oui, je l'admets, je L'ai inventé jadis, la première fois que j'ai été confronté à quelque chose que je ne comprenais pas... -qui me dépassait ? (Attention, parce qu'alors Ce pourrait bien être le diable !)- et c'est vrai que j'aurais dû mettre ce truc-là de côté, ces trucs-là, parce que cela s'est vite reproduit, malheureusement, et attendre, avant d'imaginer une explication. Mais je venais à peine de naître, j'étais pressé...
Je dois dire maintenant que j'aime bien ce doute persistant, presque autant que je L'aime «Lui», l' indéniable interstice entre la plaque de ma foi et la plaque de ma pensée -il y a en a beaucoup d'autres, des plaques, comme un mille-feuilles- et j'en profite, j'aime cette solitude métaphysique qui a tout du vide (outer space) de l'Univers...
C'est là que je flotte, sans combinaison d'astronaute... je n'en ai pas besoin. Certes, j'ai un peu froid parfois, un peu chaud à d'autres moments, mais où que je me tourne, infinie, splendide, je vois partout une nuit d'été qui me regarde avec tous ses yeux d'étoiles, moi si petit, si insignifiant et périssable, étrange objet dérivant à jamais, rameur sans aviron, sans canot, "nageur dans l'immensité"... rien que du bonheur, c'est facile à comprendre : je ne suis qu'amour !



Juste homme...


Je voudrais être un aigle comme Zeus pour te ravir, fondre sur toi depuis le haut du ciel et emporter sans un mot ton âme peureuse, prisonnière dans mes serres, à mon Olympe et à mes libations,
Quand tu sors du boulot sur le coup des seize heures à Saint-Ouen et que tu t'arrêtes un instant la porte franchie, espérant trouver devant toi le traîneau du Père Noël qui te ramènerait à la maison.
Il n'y a jamais de traîneau -parfois l'auto de ta sœur, mais ce n'est pas pareil- il n'y a en face de toi que la palissade barbouillée de tags du terrain vague.
Alors tu rassembles tes forces, tu remontes sur ton épaule la courroie de ton sac, et tu t'en vas d'un pas d'automate vers la station du RER.
Pourtant nous ressemblions tous les deux à des dieux aux ailes immenses qui n'avaient besoin que d'eux-mêmes, quand nous étions ensemble ?
Tais-toi, ne me réponds pas ! Seul depuis ton départ et ne chevauchant plus que la bouteille, moi, je te le jure, j'en suis toujours un !



Je vous ai vu apparaître, montgolfières, mes héros, mes frères, vous êtes dans le ciel !
Avant vous passiez… je ne sais pas, oiseaux, éclairs, feux, météores… maintenant vous vous maintenez, vous flottez, majestueux, splendides, et je vous vois… peut-être aussi que je vole avec vous !
Je n'ai pas à exister seul, comme je le croyais, la propagation existe de vous à moi, peut-être aussi de moi à d'autres, vive étincelle bondissant au ciel de drapeau en étendard, de bannière en oriflamme, qu'elle illumine, fait resplendir admirablement !
Sans elle… on dirait qu'il n'y a que ténèbres.
Je l'aime, et même… c'est la lumière qui m' éclaire ici-bas !



J'aime, ou plutôt j'adore, je vénère, pire même : je fétichise (surtout par rapport à la mode actuelle des basses -un goût spécifiquement féminin, et qui doit le rester-) les notes aigües, les stridences, comme celles qu'il y a dans le long bridge de " Do It Again " de Steely Dan, et aussi, nombreuses, dans les compositions de Pat Metheny, par exemple "The Truth Will Always Be ", notes qui évoquent les voix des Harpies se disputant, dans les anciennes ténèbres mythologiques où je vais parfois, la chair verdie des cadavres, les squelettes grinçants, tintinnabulants, de l'an mil, et ces voix humaines de femmes capables d'inciser (virtuellement s'entend) la peau du dos des hommes pour les transformer presque en anges en déployant leurs ailes de chair soulevée, bien rouge, bien lisse, bien épongée, comme celle des écorchés des planches anatomiques.

  



Lili


Ainsi c'est toi la fabuleuse Lili,
La lionne d'appartement un peu griffon un peu Harpie,
Venue silencieusement t'étendre près de moi sur le lit et me bercer de ronrons,
Réconforter par ta simple présence un infortuné représentant de la coupable race humaine,
Messagère ingénue mandatée, je suppose, par l' Ailleurs compatissant, l'Au-delà
J'entends dehors un chant d'oiseau à deux heures du matin alors pourtant qu'il gèle à pierre fendre !
...
Ne sommes-nous pas là dans l'ordre inexplicable, l'ordre indomptable de l'amour ?



Ce n'est pas à nous, poètes, qu'il faut expliquer la métallurgie des métaux précieux, l'inaltérabilité de l'or, sa ductilité, faiblesse et force à la fois, ce que chacun peut comprendre, mais quant à se méfier de l'eau régale de l'amour des femmes -celles qui marchent dans nos rêves en talons hauts, bas résille, porte-jarretelles et petite culotte noire-, là c'est selon... !
(C'est étonnant comme les pas de femme / Résonnent au cerveau des pauvres malheureux).
Cela me fait penser, Dieu sait pourquoi, au ventre mou et blanc des larves de hanneton, si tendre et si appétissant, que j'eus l'idée, dans mon enfance, pour débarrasser nos plantations de ces insectes, de les faire griller avec de l'essence dans de vieilles boîtes de conserve. On me félicita d'avoir trouvé cet expédient, l'envie de les manger demeura inconsciente.
Et aussi, à la même époque, pourquoi mon père ne me laissa-t-il pas monter sur le toit élevé de la maison ? Sûrement pas à cause du danger, bien au contraire le connaissant, mais quoi alors ?
(Et que celui qui est sur le toit ne descende point dans la maison, et n'y entre point pour emporter quoi que ce soit de sa maison;)
Comprenne qui pourra.



Si vous ne voyez pas ici-bas la réalité, infiniment plus grande, plus colorée, plus étonnante, que ce qu'il est convenu de regarder en France, depuis quelques siècles, bien triste, bien gris, carré, cartésien, alors vous passez à côté de la Vérité.
Ainsi, moi, par exemple, ma véritable enfance ne s'est-elle pas déroulée auprès de gens qui m'ont initié involontairement à la mythologie et instruit de la tragédie grecque, en m'offrant de humer à loisir le sang humain bien chaud répandu -ma mère-, assourdi des hurlements aigus des Erinyes et des Harpies pleines de fureur tournoyant autour de moi -mes demi-sœurs-, tandis que Moloch en personne, Ba'al Hammon nimbé des épaisses fumerolles des sacrifices, siégeait incontesté chaque jour à la table de chêne octogonale de la salle à manger... ?
Ma mère portait de jolis tabliers de cuisine vichy, mon père les bleus de travail de son entreprise, mes sœurs bien lavées, bien peignées, se rendaient à l'école en souliers vernis, et, tous les dimanches à midi, rituel oblige, il y avait au menu un excellent "rosbif" accompagné de purée.



Au passage de la Moselle (comme il me plait de dire) dans le XIXe arrondissement, courte et étroite ruelle aux pavés ronds reliant l'avenue Jean-Jaurès et la rue de Meaux perpendiculairement, quatre-vingt, cent mètres au plus, et quoiqu'il y eût souvent, les meilleurs jours, je m'en souviens très bien, une aura rose et bleue dans l'atmosphère, une lumière impressionniste, existait un invisible étage fait d'un cristal transparent, flottant à mi-hauteur des petits immeubles qui la bordaient.
Oui, je l'affirme, avec des volées de marches, des passerelles, des rampes, des glissières et des toboggans apparaissant opportunément, c'est-à-dire que moi, mouflet, j'y circulais sans aucun problème, voletant de-ci, de-là, comme un papillon, un Peter-Pan bien de chez nous, béret basque et pèlerine, culottes courtes, galoches, les genoux couronnés, et chut… la bistouquette déjà un petit peu frémissante.
Imaginerions-nous Cupidon, ce beau bébé rose et joufflu équipé de son arc et de ses flèches, sans un petit zizi avec un joli prépuce en forme de sifflet, frémissant, vibratile, lui servant à la fois de boussole et de GPS, de vibrisses comme les chats et d'antenne, et d'alimentation électrique ? Non, n'est-ce pas ! Et bien, j'étais ainsi moi-même.
Et je me baladais comme cela dans les airs, curieux, capricieux, au courant de tout, à la poursuite du schéma d'ensemble insaisissable, du grand dessein inexpliqué qui devait présider à tous ces destins, ces situations, ces images éphémères, ces tragédies instantanées que je capturais au vol, Madame Allidière endormie les jupes relevées, Madame Krausch tuant le lapin, le jockey du 5 que mon père admirait se pomponnant avant de sortir, tonton Robert qui n'était pas vraiment mon oncle dans son appartement obscur, etc., etc.
Quelle lourdeur dans ces vies humaines tandis que moi je funambulais, léger, aérien, si intelligent et si bête à la fois, et trop sensible, au point d'en avoir les doigts écorchés, les yeux rouges, la langue crevassée.
J'avais aussi des maux de dents, des caries en veux-tu en voilà, mais c'était à cause de l'absence d'hygiène. Je ne me lavais jamais les dents, et le reste rarement.
Non mais, quelle enfance !



Et de tant d'autres souvenirs...

Je pense toujours à toi quand il fait beau…
Sans doute à cause des voyages que nous faisions ensemble
En voiture parcourant les belles régions de France
Sous le soleil.
Mais quand il fait mauvais, je pense à toi aussi…
Je te revois en hiver dans la cuisine derrière les vitres embuées
Entourée de la chaleur diffuse du four où cuit une tarte aux légumes
Ou quelque autre bon plat que tu aimais à préparer.
Sans mentir on peut dire que je pense à toi sans cesse…
Et surtout dans les circonstances que la décence ordinaire m'oblige à ne pas exposer ici.
Je pense à toi quand il fait beau, quand il fait froid, quand il pleut, et aussi quand le temps n'a aucune importance.



Tout le monde sait bien que dans les théâtres, la nuit, il se passe des choses étranges, à cause des rideaux et des coulisses… des choses fantasmagoriques qui, pourtant, n'ont rien que d'habituel, et qui se déroulent partout où il y a de grandes tentures, des rideaux de théâtre, des coulisses…
En effet des tas de créatures imaginaires et poussiéreuses en sortent, personnages de comédies et de drames, héros de tréteaux un peu livides à cause du manque d'air mais toujours souriants, gais, primesautiers, ne cherchant qu'à plaire, qu'à être aimables, ainsi que des choses indéfinissables, des parties indescriptibles de trucs et des machins devenus autonomes, presque des essences comme des formes, des couleurs… ébauches de formes, nuances de couleurs, bruits indiscernables cherchant à s'incarner, virtualités, frustrations, incertitudes, qu'on devine et qu'on aperçoit sans pouvoir y croire.
Cela, c'est vraiment le pire, parce qu'il est difficile de les identifier… traces, "bouts de", feux-follets, accents, virgules, rubans, confettis, qui voltigent, qui flottent, qui tournoient…
Ce qui sort, il me semble, emprisonné dans les grands plis de ces lourdes et splendides étoffes -qui auraient bien souvent besoin de nettoyage, car, malgré leur éclat quand la rampe est allumée, elles sont sales- c'est le mélancolique Passé !
Spongieuses comme des bronches, véritables pièges à microbes, elles en sont imprégnées, ainsi que des rêves abandonnés des comédiens et des spectateurs disparus, des parfums anciens et des relents devenus méconnaissables de cigarettes, de cigares, comme des toux nerveuses ou morbides qui rompaient le charme, et de l'humidité de jadis délétère.
Tenez, voici justement le capitaine Fracasse, qui apparaît en ce moment, mâtiné d'Artaban et de capitaine Achab, avec sa jambe de bois pour frapper les trois coups ! Et derrière lui il y a le cortège que je n'énumérerai pas -ils sont trop nombreux- ribambelle des caractères les plus incongrus s'étirant en une inattendue farandole...
Partout où il y a assez de tissu immobile ils se cachent : autour des fenêtres, des baies, dans les portières, les rideaux d'alcôves... et leur présence déroutante, heureusement pacifique quoique parfois intrusive, est indubitable…

Etant moi-même un théâtre…



à suivre...









carnet 21


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