Qui je suis



C'est vers six ou sept ans, au gré de circonstances exceptionnelles, que j'ai eu la vision de cette roue immense qui est décrite dans les lignes qui suivent. L'instant d'avant, comme sorti de l'imagination d'un noyé, j'avais reconnu Bucéphale, le cheval d'Alexandre, le cou tordu, l'oeil révulsé, comme le montre la mosaïque d'Alexandrie dont je connaissais une reproduction, car la courte altercation qui venait d'avoir lieu entre mon père et ma mère avait été une guerre -polemos- celle du Mal contre le Bien, ce dernier ayant, pour une fois, triomphé. Dans la paix qui suivit monta comme un soleil dans mon esprit troublé l'image de cette roue étrange, grouillante de figures comme les reliefs des temples de l'Inde, qui représentait, sublimait, et glorifiait horriblement la Vie...

...la terrible grande Roue des Transformations, aux rayons ornés de têtes de morts, sur lesquels rampe la vie en évolution, l'humanité immense, convulsive, désespérée et souffrante que, sans ciller, contemplent les Illuminés.

(...mais j'eus alors la vision véritable que je ne devais à aucun souvenir : dans mon esprit se dressa une roue gigantesque, une roue sombre, fatidique, dont la couronne, les rayons, parsemés de crânes, d'ossements, grouillaient de l'Humanité rampante, innombrable, désespérée, et souffrante. C'était une apparition terrifiante, insoutenable, parce qu'il y avait là -je le compris en un instant- toute la folie, les crimes, la misère du destin humain, et, en même temps, sacrifiée, perdue, la richesse inestimable de toutes ces existences. Tous ces êtres souffraient irrémédiablement, infiniment, la femme fragile et douce comme l'homme le plus dur, l'innocent comme l'assassin, sous un joug que nul ne savait reconnaître. Il n'y avait aucune échappatoire, aucun sort privilégié, et tous luttaient dans la solitude. Sur le point de succomber, je devinai en un éclair qu'on pouvait, qu'on devait, délivré, regarder sans ciller ce spectacle horrible.)




Laocoon
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Echo