Les fenêtres de Venise





Ce qui est presque partout antinomique : l'univers précis, limité, protecteur, du chez-soi, et la mer, infinie, mystique, aux vivantes vapeurs, et qui pourtant se mêlent dans l'âme humaine certains matins de blancheur triste, de grise beauté à Paris, existe, chaque jour, à Venise, qui est la plus belle ville du monde.
Là, par les fenêtres des palais entre la mer -la mer bleue, verte...- dans les salons, dans les chambres, dans les cuisines où se prépare le repas. On la boit, on la mange, incorporée aux recettes, on la déguste à l'abri des beaux murs, dans le confort terrien, dans la paix.
Dans cette ville dont la beauté emprunte aux tartanes, caravelles, galéasses qui sillonnèrent la Méditerranée (balcons, mâts grêles, haubans, fanions de pierre : Venise a des allures de bâtiment pavoisé au port), elle investit tout.
Au soir, sous les arcades de la place Saint-Marc, carrefour de l'Orient et de l'Occident qui, dans l'obscurité, semble un tapis-volant veillé par l'ombre de sentinelle du campanile, on la hume, on la respire avec le café, amie, soeur, épouse de la Sérénissime République.
C'est comme s'il y avait un immense appel de vent, un grand trou dans le décor par où surgissent, venus du Livre des Merveilles, humides, pêle-mêle, les éléphants de l'Inde, les masques du Tibet, les cerfs-volants de la Chine, et ce grand souffle salé, messager d'inconnu, d'étranger, nous rend, avec l'envie de la liberté, le dégoût des fausses vertus.




Le jeu des perles de verre
[Accueil] [Des chats] [Le cavalier de l'hippocampe] [Carnets]
Montagnes sacrées